De X à Alpha : que faire de l'alphabet des nouvelles générations ?

Communication responsable
Par Emmanuel CARRE le 03 juin 2025
L'analyse des catégorisations générationnelles, omniprésentes dans les discours contemporains, invite à un renouvellement en profondeur de notre compréhension des dynamiques intergénérationnelles. Au-delà des étiquettes simplificatrices "X, Y, Z" ou "Alpha", il s'agit de saisir comment les ruptures technologiques, anthropologiques et éthiques liées au numérique transforment en profondeur les rapports entre générations.

Cet article propose une réflexion critique sur la notion de génération, avant d'explorer les mutations induites par les nouvelles réalités numériques et de plaider pour un dialogue intergénérationnel renouvelé.

 

I. Une notion de "génération" à déconstruire

La catégorisation des générations, bien qu'ancrée dans une tradition sociologique (Attias-Donfut, 1988), doit être interrogée dans ses présupposés et ses usages. Le découpage en "générations alphabétiques" repose sur des fondements méthodologiques fragiles. On perçoit donc facilement ses limites, au sens propre comme au sens figuré (puisqu’il nous faut désormais solliciter l’alphabet grec pour prolonger la frise chronologique). Tout d’abord, la périodisation de ces générations est arbitraire. Il n'existe pas de consensus sur les dates exactes délimitant chaque génération, avec des variations significatives selon les auteurs et les études (Llobet, 2021). La pertinence même d'un découpage temporel strict est questionnable, tant les trajectoires individuelles peuvent différer au sein d'une même génération.

Ensuite, ces catégories reposent sur une généralisation excessive. Elles tendent à attribuer des caractéristiques uniformes à des groupes très larges, négligeant les variations individuelles et les parcours singuliers (KPMG-ESCP, 2023). Ce réductionnisme comporte un risque élevé de stéréotypes et de préjugés générationnels. Enfin, les études générationnelles souffrent souvent de biais méthodologiques. Elles sont fréquemment basées sur des échantillons limités et peu représentatifs, avec une surreprésentation de certaines catégories socio-professionnelles (KPMG-ESCP, 2023).

Enfin, le manque de prise en compte des différences culturelles et géographiques est également problématique, tant ces facteurs influencent les expériences et les perceptions. Ces catégories ont par ailleurs été largement instrumentalisées à des fins marketing et managériales, réduisant des réalités sociologiques complexes à des outils de segmentation (Gentina et Delécluse, 2018). Cette approche caricaturale, nourrie par un "generational consulting" en plein essor (KPMG-ESCP, 2023), risque de créer artificiellement des clivages et des stéréotypes contre-productifs

Pourtant, certaines des différences générationnelles sont empiriquement observables, ancrées dans des contextes socio-historiques spécifiques. L'immersion précoce dans un environnement numérique (Allain, 2014), les transformations du rapport au travail (OC&C Strategy Consultants) ou encore l'évolution des modes de consommation (Gentina, 2016) traduisent des mutations réelles. Mais ces spécificités doivent être analysées sans déterminisme simpliste et replacées dans un contexte social plus large (Potvin, 2020).

 

II. Les nouvelles réalités numériques au défi des générations

Au-delà des catégorisations datées, la prise en compte des ruptures technologiques et psycho-sociologiques liées au numérique est indispensable pour penser les réalités générationnelles contemporaines. L'avènement des smartphones, des réseaux sociaux et de l'intelligence artificielle transforme en profondeur nos façons de vivre, de communiquer et de travailler, transcendant les frontières générationnelles. Avec des chiffres paroxystiques : un jeune né dans la deuxième moitié des années 2000 passe en moyenne plus de sept heures par jour avec l’œil rivé sur son smartphone, ce qui est le double de ses aînés nés quelque dix ans plus tôt !

Ces mutations progressives de notre rapport au réel et à ses représentations s'inscrivent dans une histoire déjà ancienne. De la société du spectacle décrite par Debord à l'hyperréalité théorisée par Baudrillard, la question de l'image et de son influence sur le réel traverse la seconde moitié du XXe siècle. Mais les technologies numériques ont accéléré et amplifié ces phénomènes, créant de nouveaux espaces hybrides où réel et virtuel s'entremêlent.

Les jeunes générations, ayant grandi dans cet environnement, ont développé un rapport spécifique à ces technologies. De nouveaux codes, de nouvelles attentes, de nouveaux défis émergent, qui bousculent les repères établis. Pour autant, ces transformations concernent toutes les générations, confrontées à une accélération technologique qui réinterroge les identités et les relations, comme l’avait prophétisé Michel Serres dans sa Petite Poucette (Serres, 2012).

Naviguer dans ces nouvelles réalités implique dès lors de développer une compréhension fine de ces environnements hybrides. Au-delà de la maîtrise technique, c'est un rapport lucide et créatif à ces technologies qu'il s'agit de construire. Décrypter les mécanismes des représentations numériques, en saisir les codes sans pour autant perdre tout ancrage dans le réel, devient un enjeu central pour habiter pleinement son époque.

 

III. Pour un dialogue intergénérationnel renouvelé

Face à ces défis, le dialogue intergénérationnel apparaît plus que jamais nécessaire. Il ne s'agit pas d'opposer des générations présumées homogènes, mais de croiser les expériences et les regards pour construire ensemble des réponses aux mutations en cours (De Mijolla, 2001). Ce dialogue est d'autant plus crucial que les jeunes générations, en tant que "digital natives" (Prensky, 2001), ont développé un rapport spécifique aux technologies numériques qui façonne leur vision du monde.

Comme le souligne le philosophe Bernard Stiegler (2008), les technologies ne sont pas de simples outils extérieurs à l'homme, mais constituent une part essentielle de son processus d'individuation et de socialisation. Les « digital natives » ont grandi dans un environnement où les technologies numériques sont omniprésentes, influençant profondément leur manière d'apprendre, de communiquer et de penser. Dès lors, il est essentiel d'engager un dialogue approfondi avec les adolescents et jeunes adultes pour comprendre leur rapport au monde et construire avec eux les savoirs et les pratiques de demain.

Ce dialogue doit permettre la transmission des savoirs et des valeurs, mais aussi l'apprentissage mutuel de nouveaux usages et de nouvelles visions du monde. Les jeunes générations ont autant à apprendre des anciens qu'à leur transmettre. C'est dans cet échange que peut se construire une culture partagée de la communication, adaptée aux réalités hybrides contemporaines.

Un exemple cinématographique récent permet d’esquisser ce qui peut favoriser ou entretenir ce dialogue : avec plus de 20 millions de vues sur YouTube en 72 heures, 340 000 spectateurs lors d’une séance unique au cinéma et une diffusion sur TF1, le film Kaïzen du youtubeur Inoxtag a permis de créer une "rétro-socialisation" inédite (Ditta, 2024). Les jeunes ont pu partager avec leurs parents et grands-parents leur univers numérique à travers une aventure universelle (l’ascension de l’Everest), permettant ainsi de transcender les préjugés habituels sur les influenceurs et de créer de nouveaux espaces de dialogue entre les générations.

Les organisations ont aussi un rôle clé à jouer pour favoriser ce dialogue, en développant des pratiques managériales inclusives qui valorisent la diversité générationnelle (KPMG-ESCP, 2023). Les politiques publiques doivent également créer les conditions de cette rencontre, en imaginant des espaces propices à l'échange et à la co-construction (Potvin, 2020).

Il s'agit finalement d'inventer ensemble une nouvelle sagesse du numérique, qui ne soit ni dans le rejet technophobe ni dans la fascination béate, mais dans une appropriation lucide et créative de ces outils (Stiegler, 2008). Une sagesse intergénérationnelle, ancrée dans la conscience des enjeux anthropologiques et éthiques soulevés par ces nouvelles réalités.

 

Penser les générations à l'ère numérique implique de dépasser les catégorisations simplistes pour saisir la complexité des mutations en cours. Les ruptures technologiques transforment en profondeur nos façons d'être au monde, bousculant les repères générationnels établis. Face à ces défis, le dialogue intergénérationnel devient urgent pour construire ensemble de nouveaux équilibres. C'est dans cet échange, nourri d'expériences diverses et de regards croisés, que pourra émerger une culture partagée de la communication, adaptée aux réalités hybrides contemporaines. Une culture qui ne nie pas les différences générationnelles mais les dépasse, pour habiter pleinement et consciemment ce monde numérique qui est désormais le nôtre.

 

Références :
  • Attias-Donfut, C. (1988). Sociologie des générations. L'empreinte du temps. PUF.
  • Allain, C. (2014). Génération Z, Les rois de l'hyperconnexion. Les productions Carol Allain.
  • Carré, E. (2025). "Communication : de quelles 'nouvelles réalités' parle-t-on ?" Blog.
  • De Mijolla, A. (2001). "L'intergénérationnel et « Nous »." Dialogue - Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille.
  • Ditta, M. (2024, 18 septembre). Inoxtag : pourquoi le documentaire « Kaïzen » est-il déjà un phénomène ? Sud Ouest, Culture Cinéma.
  • Gentina, É. (2016). Marketing et Génération Z : Nouveaux modes de consommation et stratégies de marque. Dunod.
  • Gentina, É., & Delécluse, M.-È. (2018). Génération Z : Des Z consommateurs aux Z collaborateurs. Dunod. KPMG-ESCP. (2023). "De quoi la Gen-Z est-elle le nom?" KPMG Professorship in New Generation Management.
  • Llobet, E. (2021). Générations X, Y, Z. CELSA. OC&C Strategy Consultants. (n.d). Génération Z. Étude menée en partenariat avec Viga.
  • Potvin, P. (2020). Onze défis à relever pour mieux vivre dans le monde d'aujourd'hui. Marcel Broquet.
  • Prensky, M. (2001). Digital Natives, Digital Immigrants Part 1. On the Horizon, 9(5), 1-6.
  • Serres, M. (2012). Petite Poucette. Le Pommier.
  • Stiegler, B. (2008). Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Flammario