Vous l'avez probablement vécu : en parcourant les réseaux sociaux, vous tombez sur une image que vous reconnaissez instantanément.
- Par exemple, le petit ami distrait qui regarde une autre femme.
- Le chien Doge, regard expressif et texte en Comic Sans, symbole d'un humour absurde et méta ou encore,
- La femme qui crie sur un chat blanc assis devant une assiette de légumes.
Cette dynamique semble nouvelle, propre aux réseaux sociaux. Pourtant, ce besoin de partager des références communes pour signaler son appartenance à un groupe, cette capacité des images à condenser du sens social, tout cela existait bien avant Instagram. Mais un glissement remarquable s'est produit : le concept même de « mème » a radicalement changé de nature entre son invention scientifique et sa réalité actuelle sur nos écrans.
De Dawkins à Internet : quand le mème change de nature
En 1976, le biologiste britannique Richard Dawkins introduit le terme « mème » dans Le gène égoïste[1]. Le mot est une déformation délibérée du grec mimesis (imitation), raccourci pour ressembler phonétiquement à « gène ». Pour Dawkins, un mème est une unité d'information culturelle qui se réplique de cerveau en cerveau par imitation : une mélodie, une mode vestimentaire, une technique artisanale, une idée philosophique. L'essentiel de sa théorie, c'est que ces unités culturelles mutent en se propageant. Comme les gènes biologiques, elles évoluent, se transforment, s'adaptent. Une chanson est reprise différemment, une mode se décline en variantes, une idée est réinterprétée.
Dawkins ne prétendait pas que les mèmes obéissent réellement à des lois biologiques : il proposait une métaphore heuristique pour penser la propagation des idées. Il citait en exemple les modes, les mélodies populaires, les expressions langagières : des phénomènes culturels qui changent constamment en se diffusant. Le mème, dans sa conception originelle, était donc évolutif et instable.
Or, ce qui s'est passé avec les mèmes Internet relève d'une inversion remarquable. Les images-mèmes que nous connaissons aujourd'hui tirent leur pouvoir de leur fixité.
- Le « petit ami distrait » reste figé dans cette photo de 2015.
- Le chien Doge ne change pas.
- La femme qui crie sur le chat garde la même expression outrée.
Ce renversement est fondamental : le mème dawkinien était un processus dynamique de transmission et de variation. Le mème Internet est devenu un objet figé servant de code culturel partagé. Nous sommes passés de l'évolution à la cristallisation, du fluide au solide, de la variation à la reconnaissance.
Pourquoi ce basculement ?
Probablement parce que la fonction même du mème a changé. Dans la théorie de Dawkins, le mème se propage parce qu'il est adaptatif : il évolue pour mieux se transmettre.
Sur Internet, le mème se propage parce qu'il est reconnaissable : il reste identique pour créer une référence commune. Ce n'est plus sa plasticité qui fait sa force, mais sa stabilité.
Comme l'observe l'étude de 2020 d'Albin Wagener sur la communication cognitivo-affective[2], les mèmes Internet sont devenus de véritables « signes médiatiques » qui fonctionnent par reconnaissance instantanée. Une image figée devient un code partagé : un raccourci cognitif que nous utilisons pour communiquer rapidement et efficacement.
Le mème comme répertoire : des images devenues langage
Avec la généralisation des réseaux sociaux dans les années 2010, certaines images sont devenues des références culturelles universelles. Comme l'expliquent les linguistes Lieven Vandelanotte et Barbara Dancygier dans leur ouvrage récent sur le langage des mèmes[3], pour ceux qui maîtrisent ce code, l'image parle immédiatement : voir le « Distracted Boyfriend », c'est instantanément comprendre la structure sous-jacente : un choix, une tentation, une trahison potentielle.
Mais cette fixité ne signifie pas immobilisme total. Limor Shifman, dans son ouvrage de référence sur les mèmes en culture numérique[4], souligne que le mème Internet fonctionne selon une logique de « remixabilité » : l'image reste stable, mais le texte qui l'accompagne varie à l'infini. C'est cette polysémie qui maintient sa vitalité. Le « petit ami distrait » peut illustrer aussi bien un dilemme politique qu'un choix technologique ou une hésitation alimentaire. L'image est figée, mais polyphonique : elle accueille une multiplicité de voix et de significations selon le contexte de sa réutilisation.
Comme l'avait noté Roland Barthes dans Rhétorique de l'image (1964), le texte ancre le sens de l'image. Dans le mème, il ne l'ancre plus : il le déploie. Cette dialectique entre fixité de l'image et variation du texte constitue le ressort sémiotique du mème contemporain.
La recherche de 2024 sur les mèmes dans différentes plateformes sociales[5] montre que leur efficacité repose précisément sur cette identification immédiate couplée à la plasticité du sens. Le mème fonctionne parce qu'on le reconnaît, puis parce qu'on le réinterprète. Cette reconnaissance remplit différentes fonctions :
- humoristique (faire rire),
- critique (commenter l'actualité),
- thérapeutique (exprimer des émotions difficiles),
- identitaire (signaler son appartenance), ou
- politique (diffuser des messages idéologiques).
Mais quelle que soit la fonction, c'est toujours la fixité de l'image qui porte le sens, tandis que le texte assure la variation.
La dimension qui compte désormais, c'est la capacité d'identification : cette faculté de l'image figée à capturer parfaitement une expérience partagée. Une recherche de 2024[6] montre que les mèmes les plus efficaces sont ceux qui articulent « l'humour, la capacité d'identification et l'interaction visuo-textuelle ». Contrairement à ce que pensait Dawkins, cette identification ne vient pas de l'adaptation de l'image elle-même, elle vient de sa capacité à rester identique tout en accueillant des interprétations infinies par le jeu textuel.
« Avoir la ref » : le mème comme capital culturel numérique
« Avoir la réf' », c'est signaler son appartenance générationnelle et culturelle. C'est dire : « je fais partie de ceux qui savent, qui comprennent, qui sont à jour ». Cette logique génère une anxiété nouvelle : celle de ne pas avoir les bonnes références, de ne pas comprendre les codes, d'être exclu des conversations.
Dans la lignée de Bourdieu, « avoir la ref » fonctionne comme un marqueur de distinction symbolique : la maîtrise des codes vaut ici comme un capital culturel proprement numérique. Cette dynamique crée une nouvelle forme de stratification sociale. Ceux qui n'ont pas les références, souvent les plus âgés, ceux qui ne passent pas de temps sur les réseaux sociaux se retrouvent littéralement hors conversation. Une étude de 2024[7] souligne que cette « barrière générationnelle » crée des incompréhensions intergénérationnelles croissantes. Le fossé numérique n'est plus seulement une question d'accès aux technologies, mais d'accès aux codes culturels.
Quand les mèmes figent la culture pour mieux la partager
Ironie de l'histoire : ce qui devait évoluer sans cesse s'est figé. Le mème n'est plus un processus, c'est un code. Mais c'est peut-être cette fixité qui en garantit aujourd'hui la puissance expressive. Ce que Dawkins avait conceptualisé comme un processus évolutif de variation culturelle s'est stabilisé en un répertoire d'images fixes où seul le texte assure encore la mutation.
« Avoir la ref » est devenu une forme de capital social numérique qui crée des inégalités entre ceux qui maîtrisent les codes et ceux qui en sont exclus. Le mème, paradoxalement, a cessé de muter dans sa forme pour devenir un code culturel figé mais polyphonique qui nous unit et nous divise à la fois.
Notes
[1] Dawkins, R. (1976). The Selfish Gene. Oxford: Oxford University Press.
[2] Wagener, A. (2020). « Mèmes, gifs et communication cognitivo-affective sur Internet. L'émergence d'un nouveau langage humain », Communication, 37(1). https://doi.org/10.4000/communication.11061
[3] Dancygier, B. & Vandelanotte, L. (2025). The Language of Memes: Patterns of Meaning Across Image and Text. Cambridge: Cambridge University Press.
[4] Shifman, L. (2014). Memes in Digital Culture. Cambridge, MA: MIT Press. https://doi.org/10.7551/mitpress/9429.001.0001
[5] Tommasini, A. et al. (2024). « Contextualizing Internet Memes Across Social Media Platforms », Companion Proceedings of the ACM Web Conference 2024 (WWW '24). https://arxiv.org/html/2311.11157v2
[6] Dashkova, O. (2022). Cité dans : « Meme Culture: A Study of Humor and Satire in Digital Media », International Journal of Advanced Multidisciplinary Research and Studies, 4(4), 134-140.
[7] Kirk, H. et al. (2021). Cité dans : Tommasini et al. (2024), « Contextualizing Internet Memes Across Social Media Platforms ».