Métiers de la communication
Emmanuel CARRE, Directeur d'Excelia Communication School le 14 novembre 2025

Quand la fusée décolle : les émojis en milieu professionnel !

Vous l'avez sans doute remarqué : cette question rituelle en fin de post LinkedIn, "Et vous, qu'en pensez-vous ? 🚀", est devenue le marqueur infaillible du contenu généré par IA. La petite fusée, censée symboliser l'innovation et le dynamisme, trahit en réalité une standardisation patente de nos communications professionnelles et, en fait, leur manque d’authenticité. Mais au-delà de ce signal d'alarme, que nous disent vraiment les recherches sur l'usage des émojis au travail ? 

D'où viennent ces petits symboles ? 

  • Avant de décortiquer leur (més)usage professionnel, remontons aux sources. L'histoire commence en 1963 avec Harvey Ball, graphiste américain qui dessine le célèbre smiley, proche du personnage de Pacman : ce visage jaune souriant, simple cercle avec deux points et un arc de cercle. Un symbole devenu global qui résume une tonalité. 
  • Vingt ans plus tard, en 1982, Scott Fahlman invente l'émoticône : ces assemblages de caractères typographiques (:-) ou :-( ) permettent aux informaticiens de clarifier le ton de leurs messages sur les forums. Il faut pencher la tête pour les voir, d'où leur forme couchée à l'occidentale, contrairement aux versions orientales de face (^.^). Les premiers réseaux y ajoutent des acronymes en trois ou quatre lettres pour signifier leur rire (LOL) ou leur désolation. 
  • Puis arrivent les émojis (littéralement "image-lettre" en japonais). En 1999, le designer Shigetaka Kurita crée ainsi 176 pictogrammes de 12x12 pixels pour une plateforme mobile Inspirés des mangas, des symboles météo et routiers, ces symboles graphiques standardisés se distinguent des émoticônes par leur nature : ils ne se "tapent" pas caractère par caractère mais sont directement accessibles, prêts à l'emploi. 

La ressemblance phonétique entre "emoji" et "émotion" ? Un pur hasard interculturel.
Mais cette coïncidence linguistique a sans doute facilité leur adoption massive en Occident. Et l’utilisation d’un mot pour l’autre : dans le langage courant, on ajoute des smileys, des émoticônes ou des émojis sans vraiment se souvenir de leur origine respective. 

Ce que la recherche nous apprend 

Et voilà où les choses se compliquent. Car si les émojis ont envahi nos messageries professionnelles, la recherche académique dresse un constat nuancé sur ces usages. 

  • L'étude de Glikson et al. (2018) constitue la pierre angulaire de cette littérature : les émojis souriants dans les emails professionnels ne renforcent pas la chaleur relationnelle comme on pourrait le croire. Pire, ils diminuent la perception de compétence de l'expéditeur. En contexte formel, leur usage est considéré comme inapproprié. Les chiffres confirment : 57% des employeurs jugent inapproprié d'utiliser des émojis au travail, contre seulement 4% qui les trouvent très appropriés.
  • Li et al. (2019) examinent leur usage dans la relation commerciale et concluent que ces petits symboles peuvent donner une impression de manque de professionnalisme ou d'incompétence. 
  • Pourquoi ? Skovholt et al. (2014), dans leur étude fondamentale, proposent une explication : les émojis en milieu professionnel ne servent pas à exprimer des émotions mais à indiquer comment interpréter un message. Ils fonctionnent comme des marqueurs d'attitude positive, des indicateurs d'humour ou d'ironie, des modérateurs qui renforcent ou adoucissent le propos. Sauf que cette fonction méta-communicative échoue souvent dans les environnements formels. 

D’autre part, les variations d'interprétation selon les contextes, cultures et plateformes créent des malentendus et nuisent aux relations interpersonnelles. C’est ce que montre notamment une autre étude, menée par Bai et al. (2019).

Dans un cas pratique, Rajan et al. (2023) illustrent une autre confusion : un manager (Mr. Jaison) utilise massivement des émojis positifs dans ses échanges. Une employée (Ms. Yassine) s'attend logiquement à ce que cette positivité affichée se reflète dans son évaluation de performance. Déception et conflit à la clé, en fin d’année lorsque Jaison explique à Yassine qu’il ne fallait pas comprendre les émojis comme de réelles félicitations.

Une nuance (ou une exception ?) : la recherche identifie un contexte où les émojis produisent des effets positifs. Choi et al. (2023) démontrent ainsi que l'utilisation d'émojis positifs par un leader lors de l'attribution de tâches créatives améliore la performance créative des équipes. Le mécanisme ? Une diminution de la perception d'objectification par le leader. L'effet est particulièrement marqué pour les employés ayant une orientation relationnelle élevée. 

  • Mais attention : nous parlons ici de contextes créatifs spécifiques, pas de communications formelles générales. 

Quand l'IA dicte note ton 

Revenons à notre petite fusée LinkedIn.
Elle incarne parfaitement cette industrialisation de la communication que j'ai décortiquée dans ma précédente analyse sur le formatage des posts.
Comme ces récits stéréotypés rédigés selon un mode d’emploi (l'anecdote troublante, l'épiphanie artificielle, les "leçons" numérotées, la promesse de transformation), l'émoji terminal fonctionne comme un call-to-action déguisé, optimisé pour l'engagement algorithmique.  

Et la fusée n'est pas choisie pour sa pertinence sémantique : elle est sélectionnée parce qu'elle appartient au répertoire standardisé des symboles "dynamiques" et "innovants" que les algorithmes d'IA associent aux contenus professionnels viraux.
Elle trahit la nature performative de l'exercice et surtout le manque d’authenticité de l’auteur. 

Quand nos expressions se modèlent sur les attentes des algorithmes, quand l'IA standardise nos formulations au point qu'on les reconnaît instantanément,

  • nous perdons ce qui fait la valeur d'une communication humaine : sa singularité, sa spontanéité, son authenticité.  

 

Liens bibliographiques 

  • Bai, Q., Dan, Q., Mu, Z., & Yang, M. (2019). A systematic review of emoji: Current research and future perspectives. Frontiers in Psychology, 10, 2221. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2019.02221 
  • Choi, J., Shim, S.-H., & Kim, S. (2023). The power of emojis: The impact of a leader's use of positive emojis on members' creativity during computer-mediated communications. PLoS ONE, 18(5), e0285368. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0285368 
  • Glikson, E., Cheshin, A., & van Kleef, G. A. (2018). The dark side of a smiley: Effects of smiling emoticons on virtual first impressions. Social Psychological and Personality Science, 9(5), 614-625. https://doi.org/10.1177/1948550617720269 
  • Li, X., Chan, K. W., & Kim, S. (2019). Service with emoticons: How customers interpret employee use of emoticons in online service encounters. Journal of Consumer Research, 45(5), 973-987. https://doi.org/10.1093/jcr/ucy016 
  • Rajan, Y. P., Aiswarya, B., & Selvi, J. A. (2023). Embracing emojis: Bridging the gap in workplace technology adoption and elevating communication effectiveness. Journal of Information Technology Teaching Cases, 13(2), 1-7. https://doi.org/10.1177/20438869231220676 
  • Skovholt, K., Grønning, A., & Kankaanranta, A. (2014). The communicative functions of emoticons in workplace e-mails: :-). Journal of Computer-Mediated Communication, 19(4), 780-797. https://doi.org/10.1111/jcc4.12063